Il y a les opportunistes qui cherchent à tirer un gain de leur lutte. Viennent les idéalistes, aussi sincères que moraux, crédibles que crédules, dont l’opinion n’est jamais une position. Puis les réalistes, le pain béni des tenanciers de l’ordre établi. Enfin, les radicaux; avec eux, rien à faire. Ils veulent bâtir un Monde.
« Mais je n'ai nulle envie d'aller chez les fous », fit remarquer Alice.
« Oh ! vous ne sauriez faire autrement, dit le Chat : Ici, tout le monde est > fou. Je suis fou. Vous êtes folle. »
« Comment savez-vous que je suis folle ? » demanda Alice.
« Il faut croire que vous l'êtes, répondit le Chat ; sinon, vous ne seriez pas venue ici. »
Comment échapper à l’individu que l’on veut faire de moi ?
L’économie.
L’économie n’est pas une discipline, sauf celle de ses sujets. Elle est ce souverain qui nous apprend à embrasser la peur de la pénurie. De la mort par famine. Car « si l’on ne travaille pas, alors comment fait-on pour manger ? ». L’économie est donc ce mode de gouvernement par la peur du manque. Manque qu’il faut éviter à tout prix. Voilà qui crée un certain type d’ordre. Et un certain type de sujets.
Le système technicien n’a plus seulement besoin de produire un employé-consommateur docile et utile. Travailler n’est plus suffisant pour survivre. Il s’agit de collaborer, donc d’augmenter l’unité de base pour qu’il soit aussi un émetteur-récepteur. Un homme-dispositif qui se quantifie, se mesure et s’intègre aux automates ; qui émet en permanence des données sur son comportement ; qui reçoit ses doses de divertissement et recommandations comportementales en intra-neuronal.
La métropole et son béton terne, pucé, augmenté de vidéo surveillance algorithmique cartographie nos gestes et désirs. Ce milieu auto-produit ses individus et comportements adéquats : enjamber un miséreux, installer une alarme chez soi et dégainer son smartphone pour se repérer, courir, manger, parler, rencontrer, sentir, apprécier, interpréter, aimer, jouir, choisir. Cet ordre vise la certitude, cantonne à l’obéissance et façonne l’amour d’une docilité confortable, fluide et liquide. Le sensible fait place à l’enfermement : dans le divertissement, le Spectacle ; et dans les nuages. Exit les communautés sensibles qui fleurissent à l’ombre des normes et de la surveillance.
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Du divertissement.
Des contenus pour tous les profils que tout le monde s’amuse. Du Spectacle XXX XXL pour éviter l’angoisse et rester dans mon déni dans mon confort sur vie.com. Les affaires sérieuses de la matinée attendront. Une nuit rien qu’une nuit encore enlacé avec la catastrophe. Pour mieux la cajoler. Et ne surtout tirer aucune conséquence. Jamais. Au risque de basculer. Car de l’autre côté du miroir, ce monde est fou. N’est-ce pas Alice ?
(Il l’est il l’est)
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Des nuages.
Lacrymo cloud hélicoptère. Tout un programme pour qui s’oppose. Des lendemains cotonneux. Les yeux qui piquent, le cerveau mou. Puis l’hélicoptère – celui qui filme et photographie, puis descend en rase-motte à 3h du tam’ aérer les tentes de grands vivants. Mais souriez ! Pour la postérité : votre fiche S vous attend dans leur nuage. Un paradis invisible et impensé. De la douceur en veux-tu ? En voilà. Une existence fluide liquide terne mais secure dans son cube métropolitain dans son réseau entre dividuels. Une sensibilité émoussée. Un couteau à beurre dans le cœur. Provoquer l'incendie. À commencer par leurs data centers. Ça prend bien, paraît-il.
« C’est la plus belle chose que je n’ai jamais vu »
– Un touriste, devant l’incendie de leur cathédrale.
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Enfin, la panique.
La panique a cela de magique que l'ordre vole en éclat. Personne ne peut contrôler une ruche qui panique. Quitte à vivre dans la fable des abeilles, autant sortir de notre devenir dispositif d’humain émetteur-récepteur à grands bruits – du genre qui brouille les signaux le quadrillage & leur cartographie. La panique contient la beauté d’une menace incontrôlable. Nous sommes aussi puissant que l’intensité de notre panique. Vivre sous le radar pour échapper à leur enfermement, à leur éducation sentimentale. Et ne jamais se retrouver à nouveau face à une borne automatique, une grille des barbelés sur la route du taf ou des camps qui attendent les courageureuses.
Dans notre société aux murs blancs, la panique serait donc l'apanage des fous. Celle-là même qui fait vaciller les certitudes, ouvre de nouveaux devenirs et trace des voies incartables. Des voies où la densité des liens supplante le panoptisme des Maps, où l’opacité des interstices esquisse des lignes de fuite et encourage toutes les fluctuations perturbations anomalies comportementales des grands vivants. La panique et son Monde pour échapper à la régulation de l’IA et son im-monde ; l’humain sensible et diminué face à l’homme sans qualité bien augmenté et quantifié.
Réussir à déborder le calculable, des formes de convivialité programmée aux performances réduites à des chiffres – un jogging bien cadencé partagé sur Strava ; des likes pour évaluer sa prestation théâtrale ; la masse de l’audience pour juger de la qualité d’un journal ; du rythme de publications pour être un chercheur fréquentable ; de l’atteinte des Objectif Key Results pour n’importe quel cadre.
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Les spectres sous le radar.
Le devenir spectral de celleux qui passent sous la machine ; face au présent des fantômes dont le double numérique est plus vrai que la nature. Cesser d’être absent. S’ancrer dans la présence. Habiter mon corps. Vivre dans une communauté sensible. Profiter d’espaces où s’inventer, où se dépenser luxueusement. Où éprouver l’intensité de l’amitié – car y a-t’il encore des amitiés qui ne sont pas politiques ?
Je suis né dans la catastrophe en cours. J’y mourrai.
Je vis dans ce milieu toujours plus automatique qui intègre fonctionnellement ses abeilles et fourmis ; qui pousse ses membres les plus vivants à vivre dans ses marges. Dans mon impuissance je fantasme l’insurrection et l’autonomie. J’imagine de grandes flammes qui nous libèrent de l’assujettissement. Je projette la possibilité de déterminer collectivement nos besoins et les moyens de les satisfaire.
Et parce que
Le niveau d’hostilité n’offre plus le luxe de créer comme résistance,
L’émeute n’est pas une vie en soi,
Que nous reste-t-il ?
La présence. La lenteur. L’opacité.
Échapper à la collaboration. Forcer le respect. S’amuser en le faisant.
« Après un siècle de progrès scientifiques et techniques, les masses populaires n’ont pas à leur disposition d’armes comparables à celles que possède la minorité gouvernante. Par conséquent, si les plus nombreux veulent lui opposer quelque résistance, il faut que ce soit sur un terrain où la supériorité technique ne compte pas »
– Aldous Huxley, La science, la liberté, la paix. 1945